« La police ne doit pas tirer sur les moineaux à coups de canon ».
(5) Expression imagée du principe de proportionnalité que l’on doit au juriste allemand Fleiner.
Depuis l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933, le juge administratif exerce un entier contrôle de proportionnalité sur les mesures de police administrative. Il vérifie leur adéquation à la nature et à la gravité de la menace et recherche si des mesures moins attentatoires aux libertés auraient pu être prises.
C’est ainsi que le juge de l’excès de pouvoir opère la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public. Il pondère des intérêts opposés grâce à l’application d’un triptyque classique d’appréciation de la proportionnalité : Ainsi toute mesure restreignant un droit fondamental doit satisfaire à la triple exigence d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité au sens strict.
Classiquement, le contrôle de proportionnalité est un contrôle maximum. Le juge administratif approfondi son contrôle normal et opère un « bilan coût-avantage ».
Pour rappel, l’article L. 521-2 du Code de justice administrative permet au Juge des référés d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ».
Dès lors, la voie du référé liberté est subordonnée à la démonstration d'une atteinte grave et manifestement illégale. L’illégalité de la mesure doit donc apparaitre évidente. A priori, le contrôle que devrait opérer le juge serait donc un contrôle restreint. Cette décision illustre bien la liberté que s’est octroyé le juge des référés quant à l’étendue de son contrôle.
Alors pourtant que l’article L. 3131-15 du code de la santé publique dresse la liste des mesures restrictives de nos libertés pouvant être ordonnées par le Premier ministre après avis du ministre chargé de la santé.
On pourrait presque s’étonner que le Juge des référés ait, en pareille situation, accueillie une telle demande alors même que l’état d’urgence sanitaire accorde des pouvoirs exorbitants au Premier ministre et au ministre chargé de la santé.
Mais cette tangente n’est pas nouvelle. En effet, déjà dans le cadre de l’état d’urgence décrété suite aux attentats terroristes perpétrés en 2015, le Juge des référés sanctionnait la légalité des assignations à résidence sur le même fondement faisant fi du caractère manifeste (Voir en ce sens, arrêt Gauthier précité).
Finalement dans un contexte particulier où le Gouvernement prédomine, la condition d’une atteinte manifestement illégale semble abandonnée au profit d’une appréciation proportionnée de la restriction contestée.
Ce contour du caractère manifestement illégal révèle l’importance accordée au droit à un recours juridictionnel effectif qui doit prévaloir en dépit d’un état d’urgence sanitaire légalement instauré.
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
(5) Article 16 DDHC de 1789
Il est bon de se remémorer les fondements de notre république, proclamés par la Constitution de 1958 et le bloc de constitutionnalité au nom de la sauvegarde des libertés. La séparation des pouvoirs est le siège de notre Etat de droit. Et cette même séparation des pouvoirs a déteint sur notre organisation juridictionnelle actuelle. La Loi des 16 et 24 août 1790 annonçait les prémices de l’indépendance de l’ordre administratif en déclarant que « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ». La volonté initiale de la Loi sur l’organisation judiciaire était d’empêcher le juge judiciaire d’intervenir dans les affaires de l’administration. Mais l’histoire enseigne qu’elle est à l’origine de notre système dual de protection des libertés.
On a pu regretter le choix opéré par l’article 66 de la Constitution de confier la protection des libertés individuelles au seul juge judiciaire. Mais l’office du juge administratif demeurait indispensable pour contrôler les mesures prises pour la sauvegarde de l’ordre public. Et progressivement, le juge administratif s’est érigé, au travers du contrôle des actes et des actions de l’administration, en protecteur des libertés fondamentales pour devenir l’égal de son homologue judiciaire.
La première difficulté pour la Haute juridiction administrative était de s’émanciper de sa tutelle politique ; La seconde, de trouver le bon équilibre, sans tomber de la schizophrénie, entre la sauvegarde des libertés publiques et la préservation de l’ordre public qui conduit parfois le juge administratif à limiter les libertés au nom et dans l’intérêt de l’Etat.
L’idée ingénieuse du Conseil d’Etat a été de s’inspirer des textes fondamentaux du droit public français qui figurent dans le préambule de la Constitution de 1958 ou dans le bloc de constitutionnalité pour dégager des principes généraux du droit protecteur des libertés contre la toute-puissante administration.
On retiendra la décision incontournable Ministre de l’agriculture contre Dame Lamotte dans laquelle le Conseil d’état s’est auto-proclamé compétent pour contrôler l’ensemble des actes administratifs en plaçant le recours pour excès de pouvoir au rang de principe général du droit (CE, Ass., 17 février 1950).
Mais le véritable tournant est la reconnaissance de la compétence administrative et donc de son indépendance par le Juge constitutionnel. En se fondant sur le principe de la séparation des pouvoirs, le Conseil constitutionnel a dégagé le « principe fondamental reconnu par les lois de la République de la compétence du juge administratif pour l’annulation et la réformation des décisions prises par les autorités administrative » (CC DC n°86-224 du 23 janvier 1987 Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence).
Ainsi « le contentieux de l’annulation ou de la réformation des décisions prises dans l’exercice des prérogatives de puissance publique » devenait l’instrument indispensable du juge administratif pour assurer à son tour la pleine protection des libertés fondamentales.
Un hommage doit également être rendu à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dont la teneur et les retentissements en matière de protection des libertés fondamentales demeurent inégalés. L’article 6 relatif au droit à un procès équitable énumère les droits de la défense. L’article 13 proclame le droit à un recours juridictionnel effectif.
L’influence majeure de ce texte n’est plus discutée. Et la décision commentée en est une illustration. L’ordonnance du 3 mars 2021 a été rendue au visa de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Si le contentieux de l’annulation ou de la réformation a ouvert la voie au juge administratif, la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales est son principal outil.
Dès le début des années 2000, le Conseil d’Etat a consacré la possibilité d’assurer de manière effective sa défense devant le juge comme liberté fondamentale, d’abord timidement (CE, ord., 3 avril 2002, Min. de l’intérieur c/ Kurtarici n°244686) puis assurément (CE, ord., 18 septembre 2008, Benzineb, n°320384).
La possibilité d’assurer de manière effective sa défense est ensuite devenue un droit : le droit au recours effectif (CE, 30 juin 2009, Ministre c/ Beghal, n°328879). Dans cette décision, le Juge des référés s’est imposé comme protecteur de ce droit quelle que soit la nature du litige.
De façon désormais constante, le Juge des référés du Conseil d’Etat veille au respect du droit au recours qu’il considère comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.
Dans la décision commentée, le Juge des référés a sanctionné les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et particulièrement l’absence de toute dérogation permettant de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat pour un acte ou une démarche ne pouvant être réalisé à distance au-delà de 18 heures sur le fondement de la liberté fondamentale d’exercer un recours effectif devant une juridiction dans des conditions assurant un respect effectif des droits de la défense et du droit à un procès équitable.
On peut se féliciter de cette suspension qui non seulement, protège l’exercice de la profession d’avocat dans une période difficile mais également, et surtout, s’inquiète de la réduction des voies de recours concomitante à l’impossibilité matérielle de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat.
Ainsi le constat peut être tiré que le juge administratif ne se soucie plus seulement de consacrer l’existence d’un droit au recours mais s’assure de défendre l’effectivité du recours et par conséquent les droits et les libertés de nos concitoyens.
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