14 février 2024
Commentaire de l’Ordonnance du 3 mars 2021 « Il serait en effet singulier que ce juge cesse d’opérer son contrôle sur les actes de l’administration, au moment même où celle-ci commence à porter atteinte aux libertés, alors que le cœur de l’office du juge, de tout juge, est d’assurer l’application de la loi et, d’abord, de protéger les libertés ». (1) Discours de l’ancien Vice-Président du Conseil d’Etat, Monsieur Jean Marc Sauvé, à l’occasion d’un colloque organisé sur le thème « Le juge administratif, protecteur des libertés ». Le décret du 29 octobre 2020, dans sa version issue du décret du 15 janvier 2021 qui a notamment avancé à 18 heures le couvre-feu en vigueur sur l’ensemble du territoire, a prévu des exceptions autorisant ainsi certains déplacements au-delà des heures soumises à couvre-feu. Néanmoins, le décret a abandonné la dérogation retenue dans sa version initiale autorisant les personnes à se rendre chez un professionnel du droit au-delà des heures légales. Cet oubli, regrettable, a conduit l’Ordre des avocats du barreau de Montpellier, par une requête enregistrée le 16 février 2021, à saisir le Juge des référés du Conseil d’Etat, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, motif pris de ce que l’interdiction de toute dérogation porterait une atteinte grave et manifestement illégale au droit à un recours juridictionnel effectif. Le requérant faisait valoir notamment qu’une telle interdiction entraînait nécessairement l’impossibilité de disposer de l’assistance effective d’un avocat dans un cadre qui assure la confidentialité des échanges pour trois raisons : La première concernait les personnes ayant des horaires professionnels contraignants ; La deuxième soulignait les inconvénients que représente la généralisation de la téléconférence depuis son domicile ; La troisième dénonçait la rupture d’égalité créée à l’égard des consommateurs face aux professionnels ou aux chefs d’entreprises concernés qui pourraient toujours se rendre, au-delà de 18 heures, au cabinet de leur avocat en usant de leur qualité de professionnel. Par une Ordonnance du 3 mars 2021, le Juge des référés du Conseil d’Etat a ordonné la suspension de l’article 4, I du décret du 29 octobre 2020 en ce qu’il ne prévoit aucune exception pour se rendre chez un professionnel du droit, pour un acte ou une démarche ne pouvant être réalisés à distance. Cette décision fondamentale pour les professionnels du droit que sont les avocats est l’occasion de revenir sur le rôle du Juge des référés en matière d’état d’urgence (I). Cette décision illustre encore les conséquences de cette situation exceptionnelle sur l’émancipation du juge administratif (II) et son attachement à la liberté fondamentale que constitue le droit à un recours effectif (III). On soulignera l’intervention volontaire du Conseil national des barreaux, de la Conférence des Bâtonniers, la Fédération nationale des unions des jeunes avocats, le Syndicat des avocats de France et de nombreux barreaux français. LE ROLE RENFORCÉ DU JUGE DES RÉFÉRÉS DANS LE CADRE DE L’ETAT D’URGENCE SANITAIRE La loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, devenue familière, a inséré un nouveau chapitre dans le code de la santé publique, composé de 9 articles, entérinant ainsi l’état d’urgence sanitaire. (2) Article 2 Loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 Depuis lors, l’état d’urgence sanitaire « peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 73 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». (3) Article L. 3131-12 code de la santé publique. L’état d’urgence doit être déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. (4) Article L. 3131-13 du code de la santé publique. Pressé par l’épidémie de coronavirus qualifiée d’urgence de santé publique de portée internationale par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en janvier 2020 puis de pandémie en mars 2020, le législateur a gravé dans le code de la santé publique ce qui faisait désormais loi dans le pays. Par suite, les décrets, fondés sur les articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, déclarant l’état d’urgence sanitaire, se sont succédés, les lois autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire aussi, le législateur travaillant de concert avec le Gouvernement. En témoignent le décret du 14 octobre 2020 qui a déclaré l’état d’urgence sanitaire sur l’ensemble du territoire de la République à compter du 17 octobre 2020 ; la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire ; la loi du 15 février 2021 modifiant la précédente et prorogeant à son tour, l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 1er juin 2021 inclus. Bref un calendrier bien rempli ! La déclaration de l’état d’urgence sanitaire a pour incidence d’attribuer à l’administration des pouvoirs exorbitants ; il autorise notamment le Premier ministre à prendre, par décret, des mesures limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion. Les derniers en date, le décret du 29 octobre 2020 a prescrit les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’urgence sanitaire, mesures qui ont été adaptées à l’évolution de la situation sanitaire par les décrets du 27 novembre et du 14 décembre 2020 ainsi que par le décret du 15 janvier 2021. Ce dernier décret, attaqué par la profession, est responsable d’un couvre-feu ramené à 18 heures sur l’ensemble du territoire national et de l’interdiction de se rendre chez un professionnel du droit pour un acte ou une démarche qui ne peuvent être réalisés à distance. La voie du référé-liberté entreprise par l’Ordre des avocats du barreau de Montpellier paraissait la plus appropriée : Cette procédure permet de remédier au caractère non suspensif du recours devant le juge administratif ; Elle offre un panel de pouvoirs au juge qui peut prendre toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale ; Enfin, le juge doit se prononcer dans un délai très court de quarante-huit heures compte tenu de l’urgence. Le choix de cette procédure rapide nous invite à reconsidérer la notion d’urgence. Pour ce faire, le Juge du référé-liberté est « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence ». La mise en œuvre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative suppose donc la démonstration d’un impératif d’urgence. Et cette condition est habituellement examinée plus strictement en ce domaine (V. CE, 28 février 2003, Commune de Pertuis, n°254411). D’ailleurs cette interprétation stricte de la notion d'urgence ressort des premières décisions rendues sous l’état d’urgence sanitaire. Le Juge des référés a, pendant un temps, privilégié de manière quasi-systématique, l’impératif sanitaire. (Voir en ce sens CE, 23 octobre 2020, Cassia : la Haute juridiction a estimé que l’instauration d’un couvre-feu ne portait pas atteinte aux libertés fondamentales au regard de la forte augmentation de la circulation du virus). Mais en l’espèce, le Juge des référés a, par Ordonnance en date du 3 mars 2021, décidé de la suspension de l’article 4, I du décret du 29 octobre 2020 en ce qu’il ne prévoit aucune exception pour se rendre chez un professionnel du droit, pour un acte ou une démarche qui ne peuvent être réalisés à distance. Seul le dernier considérant traite de l’urgence et de manière anecdotique : la condition n’ayant pas été contestée par l’administration, elle n'est pas débattue. Cette décision institue une présomption d’urgence en matière de référé-liberté introduit contre l’une des mesures de police administrative prises dans le cadre de l'état d’urgence sanitaire. Néanmoins, cette position n’est pas nouvelle et s’inscrit dans un contexte global d’état d’urgence puisque déjà sous l’état d’urgence décrété à la suite des attentats terroristes de 2015, le Juge des référés avait adopté ce régime de présomption d’urgence dès lors que des mesures liberticides étaient prises sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 (CE, 11 décembre 2015, Gauthier n°394990 - CE, 11 décembre 2015, Domenjoud n°395009). En 2015, la reconnaissance d’une présomption d'urgence était le seul moyen de garantir l’examen sur le fond des mesures d’assignation à résidence par le juge administratif. Dans l’affaire commentée, le même détour révèle l’émancipation récente du Juge des référés face à l’impératif sanitaire. LA CONCEPTION LIBÉRALE DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ OU L’INSTRUMENTALISATION DU RÉFÉRÉ-LIBERTÉ « La police ne doit pas tirer sur les moineaux à coups de canon ». (5) Expression imagée du principe de proportionnalité que l’on doit au juriste allemand Fleiner. Depuis l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933, le juge administratif exerce un entier contrôle de proportionnalité sur les mesures de police administrative. Il vérifie leur adéquation à la nature et à la gravité de la menace et recherche si des mesures moins attentatoires aux libertés auraient pu être prises. C’est ainsi que le juge de l’excès de pouvoir opère la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public. Il pondère des intérêts opposés grâce à l’application d’un triptyque classique d’appréciation de la proportionnalité : Ainsi toute mesure restreignant un droit fondamental doit satisfaire à la triple exigence d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité au sens strict. Classiquement, le contrôle de proportionnalité est un contrôle maximum. Le juge administratif approfondi son contrôle normal et opère un « bilan coût-avantage ». Pour rappel, l’article L. 521-2 du Code de justice administrative permet au Juge des référés d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». Dès lors, la voie du référé liberté est subordonnée à la démonstration d'une atteinte grave et manifestement illégale. L’illégalité de la mesure doit donc apparaitre évidente. A priori, le contrôle que devrait opérer le juge serait donc un contrôle restreint. Cette décision illustre bien la liberté que s’est octroyé le juge des référés quant à l’étendue de son contrôle. Alors pourtant que l’article L. 3131-15 du code de la santé publique dresse la liste des mesures restrictives de nos libertés pouvant être ordonnées par le Premier ministre après avis du ministre chargé de la santé. On pourrait presque s’étonner que le Juge des référés ait, en pareille situation, accueillie une telle demande alors même que l’état d’urgence sanitaire accorde des pouvoirs exorbitants au Premier ministre et au ministre chargé de la santé. Mais cette tangente n’est pas nouvelle. En effet, déjà dans le cadre de l’état d’urgence décrété suite aux attentats terroristes perpétrés en 2015, le Juge des référés sanctionnait la légalité des assignations à résidence sur le même fondement faisant fi du caractère manifeste (Voir en ce sens, arrêt Gauthier précité). Finalement dans un contexte particulier où le Gouvernement prédomine, la condition d’une atteinte manifestement illégale semble abandonnée au profit d’une appréciation proportionnée de la restriction contestée. Ce contour du caractère manifestement illégal révèle l’importance accordée au droit à un recours juridictionnel effectif qui doit prévaloir en dépit d’un état d’urgence sanitaire légalement instauré. L’ENRICHISSEMENT DE LA NOTION DU DROIT À UN RECOURS EFFECTIF « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». (5) Article 16 DDHC de 1789 Il est bon de se remémorer les fondements de notre république, proclamés par la Constitution de 1958 et le bloc de constitutionnalité au nom de la sauvegarde des libertés. La séparation des pouvoirs est le siège de notre Etat de droit. Et cette même séparation des pouvoirs a déteint sur notre organisation juridictionnelle actuelle. La Loi des 16 et 24 août 1790 annonçait les prémices de l’indépendance de l’ordre administratif en déclarant que « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ». La volonté initiale de la Loi sur l’organisation judiciaire était d’empêcher le juge judiciaire d’intervenir dans les affaires de l’administration. Mais l’histoire enseigne qu’elle est à l’origine de notre système dual de protection des libertés. On a pu regretter le choix opéré par l’article 66 de la Constitution de confier la protection des libertés individuelles au seul juge judiciaire. Mais l’office du juge administratif demeurait indispensable pour contrôler les mesures prises pour la sauvegarde de l’ordre public. Et progressivement, le juge administratif s’est érigé, au travers du contrôle des actes et des actions de l’administration, en protecteur des libertés fondamentales pour devenir l’égal de son homologue judiciaire. La première difficulté pour la Haute juridiction administrative était de s’émanciper de sa tutelle politique ; La seconde, de trouver le bon équilibre, sans tomber de la schizophrénie, entre la sauvegarde des libertés publiques et la préservation de l’ordre public qui conduit parfois le juge administratif à limiter les libertés au nom et dans l’intérêt de l’Etat. L’idée ingénieuse du Conseil d’Etat a été de s’inspirer des textes fondamentaux du droit public français qui figurent dans le préambule de la Constitution de 1958 ou dans le bloc de constitutionnalité pour dégager des principes généraux du droit protecteur des libertés contre la toute-puissante administration. On retiendra la décision incontournable Ministre de l’agriculture contre Dame Lamotte dans laquelle le Conseil d’état s’est auto-proclamé compétent pour contrôler l’ensemble des actes administratifs en plaçant le recours pour excès de pouvoir au rang de principe général du droit (CE, Ass., 17 février 1950). Mais le véritable tournant est la reconnaissance de la compétence administrative et donc de son indépendance par le Juge constitutionnel. En se fondant sur le principe de la séparation des pouvoirs, le Conseil constitutionnel a dégagé le « principe fondamental reconnu par les lois de la République de la compétence du juge administratif pour l’annulation et la réformation des décisions prises par les autorités administrative » (CC DC n°86-224 du 23 janvier 1987 Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence). Ainsi « le contentieux de l’annulation ou de la réformation des décisions prises dans l’exercice des prérogatives de puissance publique » devenait l’instrument indispensable du juge administratif pour assurer à son tour la pleine protection des libertés fondamentales. Un hommage doit également être rendu à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dont la teneur et les retentissements en matière de protection des libertés fondamentales demeurent inégalés. L’article 6 relatif au droit à un procès équitable énumère les droits de la défense. L’article 13 proclame le droit à un recours juridictionnel effectif. L’influence majeure de ce texte n’est plus discutée. Et la décision commentée en est une illustration. L’ordonnance du 3 mars 2021 a été rendue au visa de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Si le contentieux de l’annulation ou de la réformation a ouvert la voie au juge administratif, la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales est son principal outil. Dès le début des années 2000, le Conseil d’Etat a consacré la possibilité d’assurer de manière effective sa défense devant le juge comme liberté fondamentale, d’abord timidement (CE, ord., 3 avril 2002, Min. de l’intérieur c/ Kurtarici n°244686) puis assurément (CE, ord., 18 septembre 2008, Benzineb, n°320384). La possibilité d’assurer de manière effective sa défense est ensuite devenue un droit : le droit au recours effectif (CE, 30 juin 2009, Ministre c/ Beghal, n°328879). Dans cette décision, le Juge des référés s’est imposé comme protecteur de ce droit quelle que soit la nature du litige. De façon désormais constante, le Juge des référés du Conseil d’Etat veille au respect du droit au recours qu’il considère comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Dans la décision commentée, le Juge des référés a sanctionné les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et particulièrement l’absence de toute dérogation permettant de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat pour un acte ou une démarche ne pouvant être réalisé à distance au-delà de 18 heures sur le fondement de la liberté fondamentale d’exercer un recours effectif devant une juridiction dans des conditions assurant un respect effectif des droits de la défense et du droit à un procès équitable. On peut se féliciter de cette suspension qui non seulement, protège l’exercice de la profession d’avocat dans une période difficile mais également, et surtout, s’inquiète de la réduction des voies de recours concomitante à l’impossibilité matérielle de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat. Ainsi le constat peut être tiré que le juge administratif ne se soucie plus seulement de consacrer l’existence d’un droit au recours mais s’assure de défendre l’effectivité du recours et par conséquent les droits et les libertés de nos concitoyens.